Éric Charmes/Michel Lussault. La campagne va-t-elle prendre sa revanche sur la ville ?

Mis en ligne le 07/05/2020

Vue de Brienz (Suisse). © Timon Studler/Unsplash

Alors que le confinement a entraîné l’exode de nombreux citadins, la tentation de fuir les villes pour changer de cadre de vie semble plus forte que jamais. L’équilibre entre les villes et les campagnes va-t-il se modifier ? Le débat est ouvert entre le sociologue Éric Charmes et le géographe Michel Lussault.

“OUI. La campagne attire de plus en plus de citadins”

_Éric Charmes

« Quitter des villes devenues trop denses et anxiogènes : il est possible, sinon probable, que la situation actuelle avive chez les citadins un désir de campagne. Avec l’expérience du confinement, et face au spectre d’une résurgence de l’épidémie qui paralyserait à nouveau les métropoles, la balance pourrait fortement pencher chez celles et ceux qui hésitaient déjà à partir… Or cela viendrait renforcer, accélérer une tendance de fond d’ores et déjà à l’œuvre : depuis plusieurs décennies, on constate de vastes mouvements de population, allant des villes vers les campagnes. Ce phénomène inverse le schéma traditionnel : après avoir subi l’exode rural, les villages prennent aujourd’hui leur revanche – une revanche qui pourrait donc s’amplifier.

De quelles campagnes parlons-nous ici ? Certaines campagnes attirent peu ou pas du tout : ce sont les campagnes reculées, très éloignées des villes, qui sont généralement en proie au vieillissement, à la paupérisation. Certes, il arrive que ceux que l’on appelle les “néoruraux” s’y installent, mais, étant donné le nombre de personnes concernées, cela reste marginal. Les campagnes attrayantes sont celles dotées d’un potentiel touristique, et surtout celles qui se situent dans l’orbite, à une proximité raisonnable des villes. La revanche des villages concerne essentiellement ces campagnes périurbaines, composées de communes qui ne dépassent pas en général les 2 000 habitants. Près d’un quart de la population française vit désormais dans ces zones.

“Ceux qui gagnent les villages veulent profiter des avantages de la campagne tout en jouissant de ceux de la ville”

Éric Charmes

Les motivations pour y emménager sont multiples. Tout d’abord, l’aspect économique joue, bien sûr : dans les villes, les loyers sont très élevés et les espaces exigus, alors la perspective d’une maison avec jardin séduit largement (a fortiori en période de confinement…). Mais on vise plus globalement un cadre de vie plus rassurant, où l’on se déplace plus facilement, et où, contre l’anonymat des villes, l’on peut tisser des sociabilités nouvelles, des relations de voisinage et d’entraide. Enfin, la proximité de la nature est un critère décisif. Bref, on veut pouvoir profiter des avantages de la campagne… tout en jouissant aussi de ceux de la ville ! Car ceux qui gagnent les villages, loin d’adopter un mode de vie vie rural, restent urbains, connectés et mobiles : ils télétravaillent ou vont travailler en ville, font leurs courses dans les grands centres commerciaux, etc. Dans son livre La Révolution urbaine [1970], le philosophe Henri Lefebvre [1901-1991] soutenait que la vieille opposition des villes et des campagnes s’effaçait, en raison d’une extension de l’urbain. La France périurbaine illustre ce brouillage des frontières, et c’est précisément cette hybridation de la ville et de la campagne qui est recherchée.

 

Individualisme ou citoyenneté ?

“Les communes périurbaines tendent à devenir des clubs, des espaces résidentiels réservés, où le rapport aux lieux et aux personnes semble purement utilitaire”

Éric Charmes

Le phénomène est ambivalent. Dans la grande majorité des communes périurbaines, on constate ce que j’appelle une “clubbisation”. Ces communes tendent à devenir des clubs, c’est-à-dire des espaces résidentiels réservés, où le rapport aux lieux et aux personnes semble purement utilitaire. On paie son ticket d’entrée en achetant une maison et une cotisation en s’acquittant de ses impôts locaux, et ensuite on défend jalousement son mode de vie, son confort, ses privilèges. Contre cette clubbisation, je crois qu’il existe une version plus porteuse, “positive” : c’est lorsque la vie dans un village permet justement de s’arracher à cette logique individualiste de la satisfaction de ses désirs. En raison de sa taille limitée, qui constitue un avantage par rapport aux villes, le village apparaît comme une bonne échelle pour repenser en commun l’aménagement du territoire local, pour mettre en œuvre la transition écologique, pour relancer l’implication démocratique. Un peu partout se créent des jardins partagés, des circuits courts, des assemblées citoyennes… Les expériences de démocratie directe sont particulièrement vives dans un village comme Saillans dans la Drôme, peuplé de néoruraux dont certains s’inspirent du penseur américain libertaire et anarchiste Murray Bookchin [1921-2006], l’inventeur du concept de “municipalisme libertaire”. Cependant, des initiatives allant dans le même sens se développent aussi dans des communautés plus périurbaines, où la gauche radicale n’est pas dominante ! Par exemple, à Berrwiller, bourg du Haut-Rhin de 1 200 habitants, le maire a lancé il y a plus de dix ans une initiative qui a fait florès, la “journée citoyenne” : tel jour, les habitants sont invités à effectuer ensemble des travaux, à nettoyer des espaces verts, à échanger sur les grandes orientations de la vie locale…

“Je propose un ‘droit au village’, car celui-ci peut devenir un foyer de redynamisation de la vie collective”

Éric Charmes

Parler de “revanche des villages”, au-delà de la réalité démographique et sociologique du phénomène, peut prendre une tournure plus morale et politique. Il s’agit de porter la contradiction à ceux qui dénigrent le périurbain, qui en font le bastion du vote Rassemblement national ou le symbole d’une “France périphérique” un peu méprisable. Henri Lefebvre défendait un “droit à la ville”, pour que les citadins puissent expérimenter la ville autrement que sous ses aspects marchands et fonctionnels. Dans le même esprit, je propose un “droit au village”, partant de l’idée que celui-ci peut devenir un foyer de redynamisation de la vie collective, de l’expérience commune. Reste à savoir si les futures recrues de la France périurbaine concevront ainsi leur village, ou au contraire comme un club privé… »

 

NON. Les villes vont se réinventer

_Michel Lussault

« Je suis toujours dubitatif lorsque j’entends parler, encore aujourd’hui, d’un “retour aux campagnes”, d’un “désir de campagne”. Déjà parce qu’il ne s’agit pas d’un thème nouveau : la tentation de fuir les villes s’inscrit dans une tradition “urbanophobe” bien ancrée dans notre pays, qui idéalise la vie agreste, la terre, le rural. Elle était relayée par exemple par les hygiénistes du XIXe siècle, qui dénonçaient déjà la ville comme un milieu dangereux, pathogène, qu’il fallait purger de ses miasmes. Ensuite, il me semble que la volonté d’exode s’adosse bien souvent à une vision esthétisée, un peu mythique de la campagne. On fantasme sur une campagne rurale qui, en réalité, n’existe presque plus – tant les campagnes sont aujourd’hui massivement urbanisées. Non, plutôt que de quitter les villes, je crois qu’il est plus que jamais nécessaire de les réinventer.

“Extrêmement puissantes, les villes sont aussi vulnérables au plus haut point”

Michel Lussault

Quelles leçons pouvons-nous tirer de la pandémie ? Dans sa propagation, elle a révélé que la mondialisation a atteint son stade achevé. Et elle a montré que même les villes les plus sophistiquées, appuyées sur des ingénieries toujours plus performantes, pilotées par des systèmes d’intelligence artificielle toujours plus poussés, peuvent se retrouver paralysées en un temps record. Extrêmement puissantes, les villes sont aussi vulnérables au plus haut point. La nouveauté de cette pandémie réside dans la vitesse avec laquelle s’est manifestée cette vulnérabilité des grandes métropoles, des “villes-monde”.

Ce qui apparaît généralement comme une force peut soudain apparaître comme une faiblesse : prenons le cas de la densité. Dans la théorie urbanistique classique, la densité est perçue comme un avantage comparatif : elle permet de maximiser les interactions économiques et sociales, de concevoir des réseaux de transport plus efficients, d’éviter une sur-occupation des terres et des espaces naturels. Bref, c’est une vertu cardinale. Or, avec la pandémie, nous avons vu que cette même densité peut s’avérer un vecteur de fragilisation de la société tout entière, car elle est susceptible de faciliter une circulation virale. C’est comme si la densité s’était retournée contre elle-même, et contre nous.

 

Trames vertes et bleues

Doit-on en conclure qu’il faut en finir avec la densité ? Je ne le crois pas. La densité n’est pas mauvaise en soi, c’est notre manière de la concevoir qui doit être révisée. En termes d’architecture et d’aménagement de l’espace urbain, créer de la densité en érigeant des tours, en adoptant une vision purement verticale de la ville, est une option qui doit à mon sens être combattue. De même, il faut lutter contre l’omniprésence du bâti et la sacralisation du seul paysage urbain. Les zones denses où il y a des immeubles peuvent être aérées par l’intégration d’espaces verts, de bassins d’eau – ce que l’on appelle dans notre vocabulaire des “trames vertes et bleues”. Cessons de minéraliser à outrance les espaces construits ! Pour les décongestionner sans réduire la mobilité, l’ouverture et/ou l’extension de pistes cyclables ou de voies pédestres est évidemment un enjeu crucial. Cela permettrait de diminuer, voire d’annuler dans les centres la présence des voitures, auxquelles on a accordé une importance absolument démesurée et nocive.

“Je milite pour une ville à plusieurs vitesses, avec des îlots de résonance où l’accélération est suspendue”

Michel Lussault

Ces axes de transformation – vers une ville verte, saine, agile – sont connus et légitimes. Voilà déjà plusieurs décennies que les urbanistes réfléchissent aux “villes des courtes distances”, ou aux “villes à quinze minutes” : contre l’idée d’une métropole que l’on traverse de part en part, ce qui se cherche est une autre expérience de la ville, plus centrée sur le vécu réel des habitants. Or il y a ce besoin de proximité, de lenteur aussi. La métropolisation a été un facteur et un support de l’accélération du monde. Nous avons conçu nos villes pour promouvoir la vitesse, la rapidité, la fluidité. Pour ma part, je milite pour une ville à plusieurs vitesses. Parfois, il faut pouvoir aller vite, si l’on doit se rendre à l’hôpital par exemple. Mais nous devons également insérer dans le décor urbain des espaces où un autre rythme est possible : des îlots de calme et d’arrêts, non fonctionnalisés, comme des enclaves dans la frénésie ambiante. Cela peut passer concrètement par la piétonisation de places, ou mieux encore l’installation de squares, de parcs. Au XIXe siècle, le parc était conçu comme un lieu où l’on s’arrêtait pour s’arrêter, flâner, discuter sur les bancs…

“La pandémie me semble une opportunité pour réfléchir à la manière de mieux faire respirer nos villes sans en partir”

Michel Lussault

Pour reprendre un concept du sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, nous avons besoin de tels espaces de résonance, où l’accélération est suspendue, où se (re)découvre un autre rapport aux lieux, aux personnes, à tout ce qui nous entoure. Rosa, toujours lui, parle aussi de la nécessité de retrouver des formes d’“indisponibilité” au monde. Je le suis sur ce point : jusqu’alors, la ville a été pensée sous l’angle de la fonctionnalité, de la disponibilité intégrale des choses. C’est la ville 24 heures/24, où tout doit pouvoir être accessible, livré très vite. Les îlots d’arrêt que j’ai évoqués introduiraient justement de l’indisponibilité au cœur du tout-disponible ; ils permettraient des moments d’échappée au cœur de la mobilisation constante. La pandémie, cet épisode fiévreux qui nous tient en haleine et qui, en même temps, a ralenti la vie quotidienne, me semble une opportunité pour réfléchir à la manière de mieux faire respirer nos villes, sans en partir. »