Au mois de mars, le confinement eut entre autres pour conséquences de vider les rayons de supermarchés, provoquant des pénuries temporaires de certains produits, comme les farines. Une simple réorganisation logistique, ont assuré les distributeurs. À plus long terme, pourtant, l’arrêt brutal de l’économie mondiale provoqué par la pandémie de Covid-19 pourrait déstabiliser le marché des matières premières alimentaires. La Russie, l’un des plus gros producteurs de blé, a suspendu ses exportations jusqu’en juillet 2020. Le cours du blé est devenu en avril plus cher que celui du pétrole. Et le Programme alimentaire mondial alerte sur une explosion possible de la faim dans le monde due à la crise du Covid-19.
Plus autonomes, moins vulnérables
Ces multiples signaux d’alarme donnent du grain à moudre à ceux qui fustigent le système alimentaire mondial, critiqué pour sa vulnérabilité aux crises et ses objectifs tournés vers le marché plutôt que la sécurité alimentaire des populations. C’est le cas de l’association Les Greniers d’Abondance, qui mène depuis 2018 des travaux de recherche, synthétisés sous la forme d’un récent rapport, et conseille les acteurs de terrain pour construire un système alimentaire plus résilient, durable et juste.
La pandémie peut-elle provoquer une pénurie alimentaire à grande échelle ? Que révèle cette crise de notre vulnérabilité alimentaire aux chocs à venir, climatique ou énergétique ? Comment aller vers plus d’autonomie et une production alimentaire durable et abordable ? Nous avons posé ces questions aux deux co-fondateurs des Greniers d’abondance, Félix Lallemand, docteur en écologie et évolution du Muséum national d’Histoire naturelle, et Arthur Grimonpont, ingénieur de recherche sur la résilience alimentaire à l’École urbaine de Lyon.
Usbek & Rica : La nature inédite de cette crise, avec la moitié de l’humanité plus ou moins confinée, fait-elle peser un risque particulier sur le système alimentaire mondial ?
Félix Lallemand : Une crise économique peut toujours générer une crise alimentaire, comme en 2008 lorsque les prix de certaines matières premières alimentaires avaient flambé. Ce qu’il se passe avec la crise du Covid-19 est très particulier : toute la chaîne de production est sous tension. Avec le confinement et la fermeture des frontières, les travailleurs ne peuvent pas rejoindre les champs. Rien qu’en France, la main d’œuvre saisonnière concerne normalement 200 000 personnes. Les industries agroalimentaires, les transports et la distribution sont également affectés. C’est une situation inédite.
Arthur Grimonpont : Les perturbations concernent également les débouchés. Les restaurants et les cantines sont à l’arrêt, alors qu’ils représentent en temps normal un repas sur six en France. Les débouchés sont donc fortement perturbés pour les producteurs.
Ces perturbations peuvent-elles engendrer des risques de pénuries ?
F.L. : Les problèmes de main d’œuvre concernent surtout les productions nécessitant beaucoup de travailleurs, comme les fruits et les légumes. Mais les grandes exploitations céréalières continuent à fonctionner. En termes de calories alimentaires disponibles, il n’y a pas de risque de manque : il n’y aura pas de famine parce que l’on manque de courgettes… En revanche, certains grands pays producteurs de céréales, comme la Russie, ont décidé de suspendre leurs exportations, ce qui pourrait renforcer des tensions sur les marchés. Mais en termes de pure production, il n’y a pourtant pas de pénurie à craindre.
A.G. : Le problème sera surtout économique, et il n’est pas nouveau. Depuis 50 ans, on produit largement de quoi nourrir l’humanité, et pourtant plus de 800 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde. La pandémie actuelle risque d’aggraver cette situation. Le Programme alimentaire mondial de l’ONU a sonné l’alerte : le nombre d’êtres humains frappés par la famine ou la malnutrition sévère pourrait doubler en 2020, passant à 265 millions de personnes. Cette catastrophe est notamment due à la précarité financière dans les pays pauvres, où de nombreuses personnes vivant de l’économie informelle se retrouvent au chômage sans protection sociale et sans aucune ressource du jour au lendemain. Si les prix des denrées alimentaires montent trop fortement du fait des restrictions commerciales, elles deviendront inaccessibles pour des millions de personnes.
« Avec les crises, la situation alimentaire va devenir de plus en plus difficile »
Avec Les Greniers d’abondance, vous travaillez sur les voies de résilience des systèmes alimentaires face aux chocs systémiques à venir. Une rupture d’approvisionnement pourrait-elle résulter d’une convergence de crises ? La crise actuelle pourrait, par exemple, nous rendre plus vulnérable aux catastrophes climatiques, comme la forte sécheresse qui touche actuellement une partie de la France et de l’Europe…
F.L. : On distingue deux types de crises. D’une part, les crises structurelles, les dégradations de long terme, liées au changement climatique ou à la raréfaction progressive des ressources, en minerais pour les engrais ou en énergies fossiles par exemple. On sait que ces contraintes croissantes vont faire baisser les rendements agricoles. Et d’autre part, des crises aigues, comme celle du Covid-19, une sécheresse ou un choc pétrolier, peuvent surgir de manière imprévisible. Tout cela rend très difficile de faire des prédictions sur une future pénurie alimentaire. Tout ce que l’on peut dire, c’est que la situation va devenir de plus en plus difficile et qu’il faut l’anticiper en préparant la résilience sur le temps long.
Vous évoquez la raréfaction des énergies fossiles. À quel point notre alimentation est-elle dépendante du pétrole ?
F.L. : Il faut avoir conscience que les énergies fossiles sont très présentes à tous les échelons de notre système alimentaire. Dans les champs, elles sont indispensables au fonctionnement des machines agricoles, des moissonneuses, des tracteurs, des séchoirs à céréales, etc. Mais aussi en amont de l’exploitation : la production d’intrants, principalement des engrais azotés, consomme pour leur synthèse et leur extraction autant d’énergie que les travaux des champs, principalement sous forme de gaz naturel, qui s’épuise lui aussi. Et en aval : la logistique et l’industrie agroalimentaire reposent entièrement sur les transports routiers, jusqu’aux particuliers pour leurs achats alimentaires. En France, 90 % des déplacements pour les achats alimentaires se font en voiture. En moyenne, un ménage parcourt 60 km par semaine pour se nourrir. La dépendance aux énergies fossiles est donc totale, en ville mais aussi à la campagne : les supermarchés ne s’approvisionnent pas dans les fermes du coin mais dépendent de flux logistiques permanents.
« Même dans un scénario d’arrêt total des échanges alimentaires mondiaux, la France aurait de quoi se nourrir »
Cette dépendance aux énergies fossiles s’accompagne d’une dépendance forte à un marché agroalimentaire mondialisé. Peut-on craindre un scénario semblable à ce que l’on voit aujourd’hui pour les médicaments : des pénuries sur certains produits dues à la délocalisation de leur production dans des pays soudainement incapables de nous les vendre ?
A.G. : Même dans un scénario, assez peu plausible, d’arrêt total des échanges alimentaires mondiaux, la France aurait de quoi se nourrir. Nous sommes largement exportateurs en céréales (la moitié de notre production), en produits laitiers, en sucre et en pommes de terre. Les éleveurs, en revanche, auraient de grosses difficultés car ils dépendent des importations de soja pour nourrir le bétail. Nous aurions aussi beaucoup moins de fruits et légumes, que nous importons à hauteur de 50 %. Pour les pays dépendant de nos exportations, les conséquences seraient dramatiques.
Mais tout cela ne concerne que la « balance commerciale agricole ». Si l’on entend par « autonomie alimentaire » la capacité d’un territoire à assurer ses besoins de base avec les seules ressources et équipements dont il dispose, la France est très loin d’être autonome ! Nous importons les deux tiers de nos besoins en azote minéral, et la totalité de nos besoins en phosphate, deux facteurs limitant cruciaux de la croissance des plantes. Faute de recyclage suffisant, nos besoins en engrais sont massifs. Il n’y a plus un seul fabricant français de tracteur, et nous manquons de capacité de transformation pour de nombreux produits. De façon encore plus critique, nous importons en totalité le pétrole sur lequel repose tout le système agricole. Ce n’est pas un simple maillon du système alimentaire : c’est son sang.
F.L. : Pour ce qui concerne la production agricole, nous avons aussi une grande marge de manœuvre en réorientant la production : 60 % des céréales que nous n’exportons pas servent à nourrir le bétail. En cas de tensions fortes, cela fait énormément de céréales qui pourraient nourrir directement les Français.
« C’est tout le système alimentaire, et pas seulement les fermes, qu’il faut réimplanter sur le territoire »
Même dans un pays à forte production agricole comme la France, organiser une transition vers davantage d’autonomie et de résilience alimentaire risque de prendre du temps, non ?
A.G. : Oui, car c’est toute la logistique qu’il faut repenser. Faire beaucoup plus de stocks au lieu de fonctionner en flux tendus, relocaliser les chaînes d’approvisionnement, etc. Il faut aussi se poser la question de la bonne échelle pour l’autonomie. Faire pousser des fruits dans le sud pour les consommer dans le nord du pays n’a de pertinence que dans un monde avec des transports et une énergie quasiment gratuits. Tout notre système économique a optimisé son fonctionnement dans un monde où l’énergie a un cout dérisoire, mais avec la raréfaction des énergies fossiles cela va devoir changer. L’ultraspécialisation des territoires n’est plus intéressante économiquement quand les transports commencent à avoir un coût. Pour les denrées de base, on peut imaginer une autonomie à l’échelle du département et des départements limitrophes.
F.L. : La relocalisation ne doit pas être pour autant manichéenne, comme le caricature parfois l’agro-industrie pour s’y opposer. Chaque territoire a ses avantages et ses particularités : c’est évident que le blé tendre pousse mieux dans la Beauce qu’en Provence. Il va falloir opérer des arbitrages entre les coûts réels des transports et la productivité des denrées, et organiser une coopération entre les territoires.
A.G. : Un autre aspect important, c’est qu’il ne suffit pas de relocaliser la production agricole pour atteindre une certaine autonomie. C’est tout le système alimentaire qu’il faut réimplanter sur le territoire. Ce que l’on consomme a souvent fait l’objet de deux, trois transformations. On aura beau avoir une production locale diversifiée, si les usines de transformation ne sont pas également réimplantées, on continuera à exporter la production pour la réimporter ensuite.
Une telle transformation vers un système alimentaire plus résilient et durable n’implique-t-elle pas en préambule un changement radical des règles du jeu économique ?
A.G. : Les règles du marché ont leurs avantages, elles permettent par exemple une forme d’auto-organisation pour assurer les besoins alimentaires complexes de villes denses. Pour autant la théorie économique dominante a fait énormément de mal à l’agriculture, notamment en incitant chaque acteur à favoriser ses intérêts de court terme et à sortir de son bilan les externalités négatives, qui menacent pourtant la sécurité alimentaire à long terme. Les sols sont dégradés, la biodiversité détruite, le climat déstabilisé et l’énergie fossile consommée sans modération.
Tout l’enjeu consiste donc à internaliser les coûts. Le coût réel de l’alimentation est aujourd’hui colossal. Ne serait-ce qu’en terme de coûts de santé, il produit du diabète, de l’obésité, des maladies cardiovasculaires… Sans parler des dégâts environnementaux, du coût de traitement de l’eau pour la rendre potable, etc. Les experts du monde entier s’accordent pour dire que ces coûts dépassent largement les bénéfices d’une alimentation bon marché. Mais tout n’est pas quantifiable : une Terre devenue inhabitable n’a pas de prix. Maintenir un système insoutenable aurait un coût infini pour la société.
F.L. : Cela montre la limite du prisme économique. Il faudrait soustraire une partie de l’alimentation de la logique de profit, en faire un bien commun au même titre que la santé. Des propositions ont été avancées en ce sens par l’association Ingénieurs sans Frontières, avec par exemple l’idée de mettre en place un système de sécurité sociale alimentaire. Cela permettrait d’en faire un bien commun géré par les cotisations des consommateurs, qui pourraient utiliser une sorte de carte vitale alimentaire pour payer certains produits répondant à un cahier des charges durables auprès d’agriculteurs conventionnés et rémunérés au prix juste de leur travail.
« Sur 100 euros d’achats alimentaires, seuls 6,50 euros reviennent aux agriculteurs français »
Notre régime alimentaire est un autre facteur clé : la consommation de viande a notamment un coût environnemental très important. Sera-t-il indispensable de faire évoluer le contenu de notre assiette pour atteindre la résilience du système alimentaire ?
A.G. : D’un point de vue calorique et de l’allocation des ressources, la viande est très inefficace. Il faut donner 4 calories à un porc pour en produire une sous forme de viande. Si l’on prend en compte toutes les cultures et fourrages destinés à leur nourriture, la production animale représente 85 % des surfaces agricoles et 90 % des émissions de gaz à effet de serre de la production agricole en France, selon une étude réalisée en 2019 par Solagro [disponible en pdf ici]. Cette culture de la consommation massive de viande est très récente : si nous avons autant de recettes de plats en sauce, c’est bien pour tirer un maximum de profit du goût avec de petites quantités de viande dans beaucoup de légumes. On peut revenir à cette culture de la modération.
Reste l’éternelle question : comment un changement culturel, économique et logistique aussi radical peut-il s’enclencher à grande échelle dans le peu de temps imparti par l’urgence écologique ?
F.L. : Une des échelles d’actions privilégiée par notre association, c’est celle de l’intercommunalité. Elles ont énormément de compétences en matière agricole, d’aménagement du territoire, de restauration collective, de gestion des déchets… De nombreux leviers sont activables rapidement. Bien entendu, des mesures fortes prises au niveau européen ou national permettraient d’accélérer grandement la transition nécessaire.
A.G. : Le message est plus difficile à entendre pour certains acteurs. Pour la grande distribution par exemple : il est indispensable de diminuer leur part de marché, aujourd’hui hégémonique et qui provoque une pression à la baisse des coûts qui est catastrophique. Plutôt que cette concurrence permanente entre distributeurs et cette course au moins disant social et environnemental, il serait pourtant rationnel pour eux de pouvoir s’entendre sur des coûts minimum d’achat, permettant aux agriculteurs de s’adapter et leur permettant eux-mêmes d’anticiper un monde où l’énergie ne sera plus gratuite.
« Une nourriture saine, durable et résiliente n’est pas vouée à être hors de prix »
F.L. : Et cette évolution peut se faire dans une logique de justice sociale. Une nourriture saine, durable et résiliente n’est pas vouée à être hors de prix. Si l’on regarde de quoi sont composés les prix alimentaires, une importante part des coûts provient d’activités non indispensables, comme le marketing ou la part des profits de l’agro-industrie. Repenser la composition des prix peut bénéficier au consommateur, ainsi qu’aux agriculteurs. Sur 100 euros d’achats alimentaires, seuls 6,50 euros reviennent aux agriculteurs français. Autrement dit, une hausse d’à peine 10 % du coût total permettrait d’augmenter considérablement les revenus des agriculteurs ou le nombre d’agriculteurs en France. Il y a d’énormes marges de manœuvre, et tout à repenser.